Image de couverture de Armen

Armen Lubin – L’exil et l’écriture

Armen Lubin (1903-1974) est né à Istanbul sous le nom de Chahnour Kérestédjian. Persécuté, comme ses compatriotes arméniens, il doit quitter la Turquie à l’été 1923, devenant de fait apatride. À Paris, il fait ses premiers pas de poète français, sous l’aile d’André Salmon et de Jean Paulhan, qui le publiera chez Gallimard. Très vite atteint d’une affection tuberculeuse redoutable, le mal de Pott, il passera sa vie dans des hôpitaux et des sanatoriums de l’Assistance publique. Soutenu par ses amis, parmi lesquels Henri Thomas, Madeleine et Jean Follain, il continuera d’écrire malgré la maladie et la douleur.
Méditation sur l’exil, la perte et l’écriture, Armen est aussi le récit d’une affinité, d’une rencontre entre Hélène Gestern et son sujet. D’une ampleur incomparable, ce texte nous emporte dans les méandres de deux destinées que tout oppose et qui, pourtant, se répondent. C’est la première fois qu’Hélène Gestern livre avec pudeur quelques clés de son univers romanesque.

Quelques bribes de poèmes d’Armen Lubin

Jours de famine
La devanture n’est que rouge
Mais elle devient couleur sang-de-bœuf
Dès que sur la boutique peinte le soleil percute,
On a aussitôt un Bureau de Placement pour des brutes.

Vingt-quatre brutes se suivent dans une seule journée
Mais leur nombre s’était follement multiplié
À cause de la famine qui était grande, qui était debout,
Qui obligeait à manger avec des précautions lentes
Mais comme on ne mangeait que des clous,
Toujours la douleur faisait sentir sa pointe.

Et toujours on rompait les fils d’attente
Vers les hauteurs du boulevard de la Tempête
Où une pique en frappant à l’aveuglette
Restait fichée dans une poitrine vaincue,
Et toujours cela formait un angle aigu.

In Le passager clandestin, © Poésie/Gallimard, 2005

Les sans-patrie ont toujours tort
Puisqu’ils transportent du bois mort
Et campent dans de sombres garnis,
Chaque mur y a ses petites hernies.
Car c’est un hôtel moisi et croulant,
Sur une corde se balancent des piments.
Hôtel borgne dont l’oeil valide s’infecte,
Hôtel où les réfugiés et leurs dialectes
Se glissent par une vieille porte noircie

N’ayant plus de maison ni logis,
Plus de chambre où me mettre,
Je me suis fabriqué une fenêtre
Sans rien autour. […]

Se sont dépouillées les vieilles amours,
Mais la fenêtre dépourvue de glace
Gagne les hauteurs, elle se déplace,
Avec son cadre étonnant,

Qui n’est ni chair ni bois blanc,
Mais qui conserve la forme exacte
D’un oeil parcourant sans ciller
L’espace soumis, le temps rayé.

Et je reste suspendu au cadre qui file,
J’en suis la larme la plus inutile
Dans la nuit fermée, dans le petit jour,
Ils s’ouvrent à moi sans rien autour.

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Jour de pleine lune

Le long de l’eau de la rivière
Galopent les chevaux couleur de pierre
La lune rousse, faune échevelée
Suis le cheval blanc dans son galop ailé

La gazelle alléchée par ces prouesses galantes
Se vautre et se fait plus aimante.
La mouche vibre à l’appel silencieux des notes
L’oiseau piaffe et la croque.

La forêt mugit pour faire entendre qu’elle proteste
Un souffle de vent pousse les nuages
La dame des hautes cimes enrage
Pliée sous son fardeau, elle part, sans un geste

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Je suis le revanchard de toutes les révoltes

Je me sens nègre blanc,
Immigré togolais, arabe ou portugais
Je me sens breton de souche
De couches occitanes ou corses

Je suis le conteur social
De cette mère édentée qui trainent ses lardons
De ce lupen-prolétariat qui grouille
De ces éclopés, noirs émigrés
De ces prolos encagés, sortis de racines alcooliques
auto-mitraillés par la grisaille chaotique
De ces garnements dégoutés d’exister

Je suis la rage au ventre
Aux ventres creux de ces pouilleux
Sous alimentés de culture à 100 balles
De ces télé-fusillés dans leurs chaises bancales

Ce sont eux, les poinçonneurs divins
Qui, d’un coup de clef à molette
Eurent pu trancher la tête
Des banquiers véreux

Je suis le crachat, le dégoût, le vomissement
Je suis le revanchard de toutes les révoltes
Je suis cette appendice canularde
Qui vous bave sous le nez

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Hommage à qui ?

De tout mon cœur
Je me suis battu
Le gilet jaune
J’ai revêtu

Sur le rond-point
J’ai levé le poing
J’y suis venu
Et je t’ai vu

SOS amor
Tu m’as conquis
J’t’adores

L’automne
S’est parée
D’une langueur monotone
De 1er degré

La nuit,
Du satin blanc…
C’était pour une autre vie,
Ce n’était pas le moment

Lavabo
3ème porte à droite.
Dans le dos
Des coups de lattes.

Ne te fais pas
Des nœuds
Au cerveau
Sacrebleu

Croque note
Crois en eux
Adopte
Les mots bleus
Ceux qui font du bien
A son corps comme au tien

Ne laisse pas aller ton corps
Saute à l’élastique
Voleur d’amphores
Au fond des criques
Au pavillon des lauriers
C’est maintenant qu’il faut se réveiller
D’un amour aveugle
Si peu partagé

Au jardin des délices
Goûte à tous les épices
Qu’entre tes cuisses
Je me glisse

Que n’ai-je appris à skier
Que n’ai-je fondu
Sur ton balconnet
Sans m’y être perdu

Que n’ai-je pris l’Everest
Le devant et le reste
Aucun express ne m’emportera
Vers la félicité, vers le walhalla

Dans la généalogie
Je me suis perdu
Dans la géographie
Des petits ensembles
Des grands amphis

Malaxe l’automate
Mes circuits sont niqués
Y’a tout à remplacer
Dans cette boite crânienne
Celle qui était mienne

Paul a dit
Que l’orange était bleue
Mais Jacques a dit
Qu’il fallait ouvrir le parapluie
A Cherbourg ou ailleurs
L’Asie coule à mes oreilles
A Saint Jacques j’irai
A Beaugency ou Orléans
Pour retrouver la mémoire
Sur les tombes

Bombez le torse
Soldat
Par l’au-delà
Tu transmettras le morse
Des morceaux d’histoire
Disloquées, dispersées
Des morceaux de mémoire
A tes descendants

Magdelaine est allée
De Chambéry en Russie
A pied.
Comment est-elle revenue
Sans s’être perdue ?
Elle s’est retrouvée
A vendre des bondieuseries
A prendre des photographies.
Ne prend pas la fuite
Ecrit donc la suite

Ma petite entreprise
A bien connue la crise
Pour s’y retrouver
Dans toutes ces pensées

Soldat, sans joie
Va, déguerpi
L’amour t’a faussé compagnie

Ose ma jolie
Ne tourne pas le dos à la vie
Prends des trains à travers la plaine
Affronte tes tempêtes
Et comble ta quête

Impossible
De te satisfaire
De vaines espérances
Il faut te défaire.

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Embrigadement

Outrage aux embrigadés
Caricatures de ce qui est attendu
Raideur, rigueur et saluts
Par la hiérarchie et l’ordre, rassurés.

Tout ce qui n’est pas ordre
Est magouilles et coups tordus
Tout ce qui n’est pas nous
Est étrange, étranger et désordre.

Le thé à la menthe, ultra sucré
Offert par les porteurs
A, le charme et le parfum de l’ailleurs
Mais ne permet pas la découverte de l’altérité.

Sculpture, peinture et poésie
Voyages, convivialité et généalogie
N’effacent pas l’outrance du besoin d’ordre
Les relations se tendent jusqu’à la corde.

Le malaise s’installe
Autour de la table
Il est temps de quitter les lieux
Sur le pas de la porte ; les adieux.

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Difficile rencontre

Tu es l’ouvrier d’un futur incertain
Prolo opprimant femme et enfants
Tu charpentes, tu maçonnes à tours de bras
La poussière étouffe ta gorge et tu bois

Ta civilisation c’est celle
Des bagarres de chantiers
Des histoires de motos et de nanas

La curiosité te surprend
Comme l’envie de te connaître
Face à l’initiative
Tu réponds, sur la défensive

Fout moi ton poing dans la gueule
On aura fait un pas !

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De l’autre côté des contreforts

Au cœur de la bambouseraie
Un village gris apparait.

Sur le toit de la maison commune
Nous sommes grimpés
En cinq colonnes, à la une
Nous nous sommes situés.

Nous sommes descendus
Au bout de la rue
Pour y trouver
Un peu d’hospitalité.

Nous avons fui
Les brumes du Nord
Traversé la chaine des puits
La montagne, les contreforts.

Nous nous sommes engagés
Sur un chemin escarpé
Nous y avons rencontré
Une horde de sangliers.

Nous l’avons aperçu, le mas
Tout au loin, en contrebas.

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Dans la maison endormie

Dans la maison toute endormie
Je me suis levé, sans bruit
Sans grand embarras
Ton souffle soulève les draps

Tu es cassée, pliée
Par quelque cauchemar
Derrière tes yeux clos
Tes jambes repliées
Avec retard
Laisse entrevoir le cahot

Allongée là, punie
Toute molle,
A ton école
Je me trouve pris.

Au ronflement de la cheminée
Tu as remué
Dans la maison endormie
De silence et de pluie.

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