Les généalogistes vus par les sociologues – Stéphane Cosson  

Stéphane Cosson est généalogiste professionnel depuis l’an 2000. Il exerce essentiellement sur la région Occitanie. Il dispense des cours à l’Université de Nîmes dans le cadre du DU « Généalogie et Histoire des familles ».

La généalogie est la science qui a pour objet la recherche de l’origine et l’étude de la composition des familles. Une généalogie ? La liste des membres d’une famille établissant une filiation. Que vous cherchiez à établir vos ascendances ou les liens qui vous unissent à vos lointains cousins, vous êtes généalogiste.

Une généalogie, c’est remonter de génération en génération si vous la faites ascendante. C’est en même temps remonter la mémoire familiale. Génération, mémoire familiale sont des notions qui ont intéressé les sociologues dès 1925, bien avant que la généalogie ne devienne un fait de société.

Génération et mémoire familiale

Une génération au départ c’est la reproduction de l’espèce humaine. Mais ce n’est heureusement pas que cela. Entre chaque génération, il y a aussi une dimension symbolique : transmettre un statut, des biens…C’est aussi transmettre la mémoire.

Mémoire ou mémoires ? La question n’est pas anodine. Il existe en effet plusieurs mémoires. Celle qui a intéressée en priorité les sociologues est la mémoire de la famille en milieu urbain. Une étude a ainsi été menée en 1956 auprès d’un groupe de migrants d’origine italienne disséminé dans Londres et, en même temps, auprès d’ouvriers habitant le sud de Londres.

Les sociologues furent surpris des résultats. Les uns comme les autres connaissaient de nombreuses personnes de leur parenté, étant inclus les parents morts, les consanguins et les alliés.

Deuxième surprise dans les résultats : la mémoire des parents morts était sélective. Ils pouvaient se souvenir de liens lointains parce que cet apparentement pouvait être flatteur mais pas forcément de liens proches si les rapports familiaux avaient été conflictuels. La mémoire familiale pouvait être sélective.

En même temps, les personnes interrogées étaient plus dans une généalogie horizontale que dans une généalogie verticale. Autrement dit, il est plus simple de se souvenir des parents qui vivent en même temps que nous que de ceux qui ont vécu avant nous. Si on part de soi, la plupart du temps, on se souvient des deux générations qui nous ont précédées et des deux qui nous suivent.

Troisième surprise : le pivot. La personne qui en connaît beaucoup plus que les autres, celle à qui ont fait systématiquement appel quand on oublie les liens de parenté car elle, elle les connaît.

Les sociologues se sont donc trouvés devant la mémoire d’un groupe familial plutôt que devant la mémoire d’un individu. Et derrière, il y a bien sûr l’histoire familiale qui suit.

Les supports de la mémoire

La mémoire, elle ne vient pas comme cela, ex nihilo. Elle ne flotte pas dans le vide, attendant qu’on la sollicite. La mémoire, ce n’est pas le système solaire avec des planètes isolées les unes des autres. La mémoire, elle est formée de ponts. C’est un vaste réseau de ponts qui servent de supports, sur lesquels on peut marcher sans avoir peur.

Ces ponts, ces supports, quels sont-ils ? Vous pouvez en priorité trouver la maison, celle qu’on a pu se transmettre pendant plusieurs générations.

Ce peut aussi être des objets, des meubles, des bibelots : le châle préféré de la grand-mère, l’armoire qui vient de la mère de la grand-mère de la grand-mère et qui est toujours là, un peu branlante vu son âge vénérable mais encore solide, ce canapé acheté en même temps qu’une naissance. Bref, des objets que l’on s’approprie, qui se différencient les uns des autres, même quand ils ont été fabriqués en série, car ils ont chacun une histoire différente.

La mémoire, elle s’accroche à ces objets. Elle a des repères pour revenir. Chacun de ces objets est une madeleine de Proust : Une simple odeur et la mémoire jaillit. Des objets, des meubles, des bibelots : bref, pas des produits de consommation courante mais de ceux qui ont une longue durée de vie, de ceux que l’on peut transmettre, en sautant parfois une génération. On ne garde pas un ordinateur ou une voiture pour les transmettre aux petits-enfants mais on garde des meubles.

Lors de son enquête sur Minot, Françoise Zonabend a ainsi rencontré une femme qui pouvait retracer toute sa parentèle rien qu’à travers un buffet, une armoire et une cafetière. Trois objets, seulement trois objets et des centaines de personnes qui apparaissent d’un coup.

Mais en même temps, hériter peut ne pas être simple. Anne Gotman, en 1989, a écrit : « L’héritage est un travail de deuil, de séparation symbolique des vivants d’avec les morts, et aussi un travail de succession entre générations, l’ultime étape de la résolution de leurs anciens rapports. »

Un objet peut donc être chéri ou détesté, tout comme la personne qui l’a transmis. On va choisir ce qui va procurer du plaisir, ce qu’on va avoir envie de transmettre à notre tour. C’est aussi cela la mémoire.

Les généalogistes vu pas les sociologues

Pour un sociologue, la généalogie, c’est en premier lieu une construction. On choisit ses ancêtres, ceux avec qui on a envie de s’identifier. Vous n’avez jamais fait cette expérience ? Allons donc ! Par qui avez-vous commencé vos recherches ? Et pourquoi eux d’abord ? Qu’est-ce qu’ils vous rappelaient de souvenirs heureux ? Quels sont les ancêtres qui vous intéressent le plus ?

Combien de fois, en tant que généalogiste professionnel, j’ai entendu dire mes clients : « On va commencer par eux. Les autres, on verra en suivant. Mais cette branche en premier lieu ! ».

Je l’ai dit au début : dans l’histoire familiale, il y a le pivot. Celui qui connaît les relations disparates, celui que l’on vient interroger. Et si, à travers vos recherches généalogiques, vous désiriez être tout simplement le nouveau pivot, pas celui qui connaît forcément les liens horizontaux mais celui qui peut rappeler les liens oubliés, les liens verticaux ?

Et si, à travers les recherches généalogiques, c’est aussi une petite part de vous-mêmes que vous recherchiez ? Si vous reconstruisiez différemment votre histoire familiale ?

Et si vous vouliez aussi établir l’ancienneté de votre lignée ? « Des Coutouly, j’en connais depuis 1337 sur ce lieu ! C’est dire ! » 1337, presque aussi vieux que certaines familles nobles. Et pourtant il ne s’agit que d’une famille roturière. Comme quoi, il n’y a pas que les nobles que l’on peut remonter loin !

Tous, nous avons trouvé peu ou prou un implexe : des cousins lointains se mariant entre eux, des ancêtres portant plusieurs numéros Soza-Stradonitz. Qui ne s’est pas amusé à compter les générations séparant le couple de l’implexe de leur ancêtre commun ? Qui n’a pas recherché une dispense de parenté en série G aux Archives Départementales ? Qui ne s’est pas extasié devant ces dispenses en latin au milieu des registres paroissiaux, à essayer de lire les noms des parties ?

Faire sa généalogie, n’est-ce pas aussi la vivre au quotidien, dans l’espace domestique : à la place des multiples objets que peuvent posséder les familles aristocratiques prouvant la présence des ancêtres, vous avez les classeurs, les arbres qui prennent de la place, les prises de notes, l’ordinateur réservé à cela qui trône parfois. Dans les deux cas, le sentiment de la filiation demeure, entretenu par un va-et-vient permanent entre les traces matérielles du passé et la transmission orale.

Mais en même temps, les sociologues ont cerné chez les généalogistes une population à la mémoire cassée. Il faut attendre la deuxième moitié des années 1970 pour voir le souci généalogique cesser d’appartenir aux aristocraties du sang et de la terre et envahir la France. Deuxième moitié des années 1970 : la date n’est pas anodine. Elle a été étudiée par les sociologues. Pourquoi ce moment-là en particulier ?

Trois hypothèses répondent selon eux à trois types de désirs généalogiques :
1- Le premier correspond aux zones de fort exode rural depuis le milieu du 19e siècle et constitue pour les émigrés et leurs lointains descendants une forme de retour archivistique au pays. Sauf que certaines grandes terres d’émigration ne correspondent pas à ce schéma et il faudrait étudier alors localement le pourquoi de cela.
2- Le deuxième relève des drames de l’histoire et des défaites militaires de la France. La généalogie servirait ici à apaiser une certaine inquiétude de la nationalité, en « calant » dans la verticalité de l’histoire des identités familiales capables de transcender le trop mouvant dessin des frontières depuis 1870.
3- La troisième hypothèse serait que la généalogie vient panser les blessures de la crise économique du deuxième quart du 20e siècle dans la France anciennement industrielle.

La généalogie est de ce fait bien autre chose qu’un loisir, une thérapie inconsciente à l’encontre des pertes et deuils de l’histoire individuelle ou collective. L’essor de la généalogie se situe au moment de la grande crise économique du dernier quart du 20e siècle, après la « révolution » de mai 1968 où sont apparues d’autres aspirations philosophiques de la vie.

La fonction première de cette nouvelle généalogie paraît être le retour à la terre nourricière. Une autre fonction pourrait être de permettre la réalisation d’un travail de recollement, de pardon suite à l’éclatement de la famille, au manque de repères, une « psychanalyse des pauvres et des modestes » selon Martine Ségalen, André Burguière et Philippe Lejeune.

Qu’en sera-t-il de la transmission de cette mémoire patiemment mise à jour ? Certains de mes clients se demandent déjà à qui la donner, les enfants n’étant pas intéressés. Je leur conseille alors de prendre contact avec le service des Archives Départementales. Ils n’y auront pas passé des heures et des heures pour rien. D’autres pourront connaître leur travail après eux.

Est-ce aussi pour cela que les généalogistes transmettent leurs arbres à différentes sociétés comme Ancestry ? Sans doute aussi. Une fois sur la Toile, cela ne pourra s’oublier.

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