Récits du terroir

La vie d’un simple – Emile Guillaumin

La Vie d’un simple est un livre qui vient du fond du peuple, chose bien rare, et du fond du peuple paysan, chose unique…
D’un grand-père conteur d’histoires Guillaumin tint le goût de conter, et il eut le courage d’ajouter au labeur paysan un labeur d’écrivain. Le plus bel exemple d’homme de lettres pratiquant le deuxième métier, c’est Émile Guillaumin qui le donne…
Le Bourbonnais est loin, et la rumeur parisienne nous distrait d’y connaître et d’y entendre un juste. Mais la rumeur est chose passagère, la valeur ne passe pas, et Émile Guillaumin est sûr d’occuper, dans l’histoire de notre peuple, une place où il est indispensable et seul.

Tiennon Bertin est un paysan pauvre du Bourbonnais dans l’Allier, qui se remémore sa vie, allant de la Restauration, quelques années après l’épopée napoléonienne, à la Belle Epoque au tournant du XXe siècle.
A cette période, la paysannerie des régions pauvres était tout sauf indépendante : obligée de cultiver une terre qui ne lui appartenait pas, elle vivait sous le joug des riches des villes et de leurs régisseurs. Ils lui extorquaient tous ce qu’ils pouvaient par l’intermédiaire de la rente foncière. Trop pauvres pour s’instruire, les métayers, généralement analphabètes, comptant mal, avaient bien du mal à suivre le dédale de droits et obligations qui pesaient sur leurs épaules fatiguées. Corvéables, pouvant être renvoyés à la fin du bail, au bout de trois ans, pour un mot de travers ou un regard déplaisant. Ils risquaient de devoir quitter la ferme voire un procès…

Emile Guillaumin décrit comment le statut du métayage freine tout progrès technique. Le chaulage, grande amélioration de l’époque, n’est pas autorisé par les propriétaires qui comme au XVIIIe siècle privilégie la maintenance de terrains en jachère. La suppression des jachères était supposée ruiner le sol et les propriétaires refusaient d’endosser les frais supplémentaires que ce précieux amendement allait entraîner.
Un autre fléau semble terroriser les paysans encore plus que la rapacité des bourgeois, la conscription, qui arrache les enfants aux familles, parfois pour toujours.
Pourtant, des améliorations se font jour. Tiennon, qui a su se garder depuis sa jeunesse, de la corruption des villes et qui est par ailleurs un bon soigneur de bêtes, vit mieux que ses parents et finit par accumuler 4000 francs de capital sous une pile de draps dans son armoire. Cette somme aurait probablement pu lui permettre d’acquérir la moitié de la terre pour le faire vivre, mais il la perd en la plaçant chez un financier véreux qui s’enfuit en Suisse avec le magot !
Devenu vieux, Tiennon est toujours aussi pauvre et ne pouvant plus faire valoir une ferme par lui-même, il se retrouve à la charge de ses enfants, continuant à travailler tant bien que mal, redoutant le jour où il tombera dans une nouvelle dépendance, celle de la déchéance physique précédant le cimetière.
Alors que la république s’est imposée et que la  » sociale  » pointe le bout de son nez, ulcérant les bourgeois, Tiennon sent les évolutions à venir, l’appartenance de la terre soit à la collectivité, soit à ceux qui la travaillent.

Emile Guillaumin

Emille Guillaumin, en famille, dans l’Allier qu’il refusa de quitter malgré son succès littéraire.

Auteur de La Vie d’un simple et pionnier du syndicalisme agricole, Émile Guillaumin est la voix paysanne de la première moitié du XXe siècle. Sa carrière de journaliste nous présente un véritable panorama des campagnes sur un demi-siècle. Écrivain paysan demeuré volontairement à la terre, cet autodidacte offre un regard unique sur son époque qui a vu les campagnes se transformer : guerres, exode rural, amélioration des rendements par la mécanisation et la science, développement de l’instruction…

Écrivain paysan français, Émile Guillaumin est né à la ferme de la Neverdière, à Ygrande (Allier), le 10 novembre 1873.
Il fait en tout et pour tout cinq années d’études primaires à l’école d’Ygrande avant de commencer à travailler dans la petite ferme familiale dès 1886, après sa première communion et son certificat d’études primaires.
En 1892, la famille quitte la Neverdière pour s’installer dans une autre petite ferme appartenant à son grand-père paternel. Située sur la route de Moulins à Ygrande, le lieu est aujourd’hui devenu le musée Émile-Guillaumin.
En 1893-97, il effectue ses années de service militaire obligatoire, en profitant pour lire tout ce qu’il trouve à la bibliothèque de sa caserne. Grand lecteur de romans, notamment ceux de Pierre Loti et de Charles Dickens, il commence lui-même à écrire quelques contes patoisants et poèmes rustiques.
À sa démobilisation, il redevient simple ouvrier agricole à la ferme de son grand-père paternel mais commence à publier articles, contes et poèmes dans La Quinzaine bourbonnaise et dans Le Courrier de l’Allier. Ses premiers ouvrages paraissent bientôt : Dialogues bourbonnais en 1899, Tableaux champêtres en 1901 (prix Montyon 1902 de L’Académie française), et un recueil de poèmes : Ma cueillette en 1903. Après les travaux de la ferme, « à journée faite », il commence à rédiger La Vie d’un simple pendant les veillées et les dimanches de l’hiver 1903-1904.
La Vie d’un simple est le récit biographique romancé, mais profondément réaliste et humaniste, de la vie de Tiennon Bertin, un vieux paysan voisin de ferme de l’auteur. Pour Émile Guillaumin, inspiré par la lecture du Jacquou le Croquant d’Eugène Le Roy, il s’agit alors de « montrer aux messieurs de Moulins, de Paris et d’ailleurs ce qu’est au juste une vie de métayer ». Témoin privilégié du monde rural — il est lui-même paysan dans ce terroir bourbonnais et commence déjà à s’engager activement dans le syndicalisme agricole — il rend compte de la vie quotidienne de son personnage, décrivant et analysant très finement la condition paysanne et son évolution dans la région, notamment les relations de domination entre les paysans qui cultivent la terre et leurs « maîtres » propriétaires des fermes. Son émouvant récit constitue un document exceptionnel sur la vie paysanne en France pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Publié en 1904, le livre fera d’emblée une très forte impression sur le public. Soutenu par Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Charles-Louis Philippe et Daniel Halévy, il manquera de peu le Prix Goncourt. Pour la première fois dans l’histoire de la littérature française la vie rurale se trouve en effet évoquée dans sa sourde réalité par un petit paysan de son état. Avec cette vie d’un simple métayer surgie des profondeurs de la France éternelle à l’aube du XXe siècle, Guillaumin touche le tréfonds du monde paysan et, par-là, le peuple français tout entier dans sa force et sa faiblesse.
Avec ses droits d’auteur, Émile Guillaumin achète à proximité de la ferme paternelle trois hectares de terre où il met quelques vaches, porcs et volailles. Il y fait construire une simple petite maison où il passera le reste de sa vie. Il épouse une jeune femme de la région, Marie Chalmin.
À partir de 1905, Émile Guillaumin s’engage dans le militantisme syndical afin de défendre les métayers, les ouvriers agricoles et les petits fermiers contre les grands propriétaires fonciers. Il épaule en particulier Michel Bernard, paysan comme lui, organisateur des premières coopératives paysannes et fondateur à Bourbon-l’Archambault du premier syndicat agricole. Ensemble ils animent le syndicat local, créent la « Fédération des Travailleurs de la Terre du Bourbonnais » qui s’étend à tout le département de l’Allier, et lancent un bulletin trimestriel, Le Travailleur rural, qu’il dirigera jusqu’en 1911. Ses articles de l’époque ont été rassemblés en volume sous le titre : Six ans de luttes syndicales (publication posthume en 1977).
En 1906, paraîssent Albert Manceau adjudant et Près du sol (d’abord en feuilleton dans la Revue de Paris puis en volume chez Calmann-Lévy), et en 1909 La Peine aux chaumièresRose et sa parisienne est publié en 1907, La Peine aux chaumières (Cahiers nivernais) en 1909, Baptiste et sa femme en 1910, Le Syndicat de Baugignoux, publié en 1911 — sans doute son meilleur livre après La Vie d’un simple —, est pour lui l’occasion de dresser un bilan de l’action syndicale. Lucide, il y évoque les problèmes sociaux et ruraux du début du siècle et retrace le conflit réformisme contre syndicalisme révolutionnaire qui a traversé la « Fédération des Travailleurs de la Terre du Bourbonnais ».
Les Mailles du réseau est publié en 1912. La Guerre de 14-18 interrompt ses activités. Émile Guillaumin est mobilisé comme vaguemestre dans l’armée.
Après la guerre, il revient dans sa petite ferme d’Ygrande. Il entame une nouvelle carrière de journaliste spécialisé dans les questions rurales et collabore entre autres à Pages libresLa Revue des Deux MondeLe Peuple et L’Humanité.
En 1925, paraît Notes paysannes et villageoises. Il reçoit la Légion d’honneur sur proposition du ministre de l’Agriculture.
En 1931 paraît A tous vents sur la glèbe, puis en 1937 François Péron, enfant du peuple (Crépin-Leblond).
Retiré du syndicalisme agricole, il encourage cependant la naissance et le développement dans les années 30 de la « Confédération nationale paysanne », fondée dans l’orbite de la SFIO. En 1940, il est élu maire d’Ygrande mais, refusant de collaborer avec le régime de Vichy, il démissionne dès 1941.
Charles-Louis Philippe, mon ami paraît en 1942. La même année, il est lauréat du prix Sivet de l’Académie française (pour son œuvre poétique) du Prix Sully-Olivier de Serres (pour l’ensemble de son œuvre). Sur l’appui du manche est publié en 1949.
Émile Guillaumin décède à Ygrande le 27 septembre 1951, à l’âge de 77 ans. Il est enterré au cimetière de son village. Son dernier livre, Paysans par eux-mêmes est publié à titre posthume en 1953, suivi de quelques compilations de correspondances, contes et articles divers.
Écrivain, militant syndicaliste, journaliste mais avant tout paysan, dans toute la force du terme, Émile Guillaumin est toujours resté fidèle à son terroir bourbonnais. Il reste l’une des grandes figures rénovatrices du roman rustique français.
Jean Bruno – La République des Lettres

http://musee-emile-guillaumin.planet-allier.com

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Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) – Alain Corbin

Dans ce livre devenu un classique, Alain Corbin s’est penché sur le grouillement des disparus du XIXe siècle, en quête d’une existence ordinaire. Il a laissé au hasard absolu le soin de lui désigner un être au souvenir aboli, englouti dans la masse confuse des morts, sans chance aucune de laisser une trace dans les mémoires. Né en 1798, mort en 1876, Louis-François Pinagot, le sabotier de la Basse-Frêne, n’a jamais pris la parole et ne savait du reste ni lire ni écrire ; il représente ici le commun des mortels. Un jeu de patience infini se dessine, afin d’en reconstituer le destin – mais eut-il jamais conscience d’en avoir un ? Par cette méditation sur la disparition autant que par les méthodes d’investigation nouvelles qu’il met en œuvre, ce livre a fait date dans l’écriture de l’histoire contemporaine.

Pourquoi Pinagot, et pas un autre nom qui figure sur l’état civil ? Parce qu’il a une vie suffisamment longue (78 ans) pour rendre ce travail intéressant.
Dans un parcours en 10 chapitres, Alain Corbin reconstitue le microcosme géographique, le contexte politique, familial, l’univers mental dans lesquels le sabotier a vécu.
Pinagot appartient cependant au monde des confins, des bois, un monde plus marginal que celui des cultivateurs. Bien qu’il appartienne à la fraction la plus pauvre de sa commune, et qu’il fasse partie un temps des « indigents » exemptés de certaines taxes, on vit longtemps dans sa famille, souvent au-delà de 70 ans.
L’Orne n’est pas un pays de régime autoritaire où l’aîné hérite seul du patrimoine familial. Les écarts de richesse au sein de sa parentèle et ses relations amicales sont faibles.
L’analphabétisme reste très prégnant dans le monde rural auquel appartient Pinagot.
Les sabotiers se marient souvent à des fileuses, remplacées de plus en plus par des gantières qui travaillent pour des marchands qui sont aussi fabricants.
Les « arrangements » (contrats oraux) donnent souvent lieu à des litiges : dans la forêt, les vols de bois – bois de chauffage ou bois d’oeuvre – sont fréquents et les gardes forestiers doivent redoubler de vigilance et d’astuce pour démasquer les coupables.
Si l’Orne a été moins directement touché que d’autres départements de l’Ouest par les guerres de Vendée, les communes ont pâti néanmoins de la guerre civile et des déprédations commises par les chouans et les armées républicaines.
Les deux invasions prussiennes (1815 et 1870-1871) sont restées également dans les mémoires car elles ont donné lieu à des réquisitions de vivres, des pillages de linge et d’argenterie.
Il faut attendre les premières années du Second Empire pour que la mendicité dans le département recule de façon sensible. C’est à cette époque que Louis-François Pinagot peut acquérir une petite maison à deux ouvertures et sortir de la classe des indigents.
Quelles furent les convictions politiques de Pinagot ? Comment sa citoyenneté s’est-elle construite ? Difficile de l’estimer. Avant 1848, date de l’instauration du suffrage universel masculin, il ne peut pas voter comme le font certains membres de sa famille qui paient un cens suffisant pour le faire. Il faut attendre une pétition municipale de 1871 pour qu’Alain Corbin découvre pour la première fois la seule trace manuscrite, une croix malhabile, de la main de Alain-François Pinagot.

Cette présence dense laisse supposer la quotidienneté de micro-déplacements effectués à travers champs, selon les brèches qui se creusent dans les haies profondes. L’entraide, l’échange de services entre parents, amis ou voisins, l’éducation sentimentale alimentent ces courts déplacements qui tissent sur le bocage de subtils réseaux, plus ou moins serrés selon la qualité des relations et la teneur des sentiments.
Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis François Pinagot, Flammarion 1998, p 30

Alain Corbin

Alain Corbin, né en janvier 1936 à Courtomer (Orne), est un historien français spécialiste du XIXe siècle en France. Ses travaux ont considérablement fait avancer l’histoire des sensibilités dont il est un des spécialistes mondiaux.
Il suit des études à l’université de Caen où il a notamment comme professeur Pierre Vidal-Naquet. Professeur à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne, il a travaillé sur l’histoire sociale et l’histoire des représentations. On dit de lui qu’il est « l’historien du sensible », tant il a marqué sa discipline par son approche novatrice sur l’historicité des sens et des sensibilités.
On lui doit plusieurs ouvrages, dont Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 (1998), biographie d’un sabotier inconnu choisi au hasard dans les archives de l’Orne. Ce travail s’inscrit dans le concept de la micro-histoire.
Par ailleurs, il a travaillé sur le désir masculin de prostitution (Les Filles de noce, 1978), l’odorat et l’imaginaire social (Le Miasme et la Jonquille, 1982), l’homme et son rapport au rivage (Le Territoire du vide, 1990), le paysage sonore dans les campagnes françaises du XIXe siècle (Les Cloches de la terre, 1994) et la création des vacances (L’Avènement des loisirs, 1996). Il a aussi publié un livre d’entretiens avec Gilles Heuré (Historien du sensible, 2000). En 2005, ses étudiants lui ont rendu hommage dans un livre collectif qui rend compte de son itinéraire historiographique : Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa (dir.), Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle: études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis, 2006.

Le monde retrouvé en vidéo

Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) – Alain Corbin Lire la suite »

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