Dans ce livre devenu un classique, Alain Corbin s’est penché sur le grouillement des disparus du XIXe siècle, en quête d’une existence ordinaire. Il a laissé au hasard absolu le soin de lui désigner un être au souvenir aboli, englouti dans la masse confuse des morts, sans chance aucune de laisser une trace dans les mémoires. Né en 1798, mort en 1876, Louis-François Pinagot, le sabotier de la Basse-Frêne, n’a jamais pris la parole et ne savait du reste ni lire ni écrire ; il représente ici le commun des mortels. Un jeu de patience infini se dessine, afin d’en reconstituer le destin – mais eut-il jamais conscience d’en avoir un ? Par cette méditation sur la disparition autant que par les méthodes d’investigation nouvelles qu’il met en œuvre, ce livre a fait date dans l’écriture de l’histoire contemporaine.
Pourquoi Pinagot, et pas un autre nom qui figure sur l’état civil ? Parce qu’il a une vie suffisamment longue (78 ans) pour rendre ce travail intéressant.
Dans un parcours en 10 chapitres, Alain Corbin reconstitue le microcosme géographique, le contexte politique, familial, l’univers mental dans lesquels le sabotier a vécu.
Pinagot appartient cependant au monde des confins, des bois, un monde plus marginal que celui des cultivateurs. Bien qu’il appartienne à la fraction la plus pauvre de sa commune, et qu’il fasse partie un temps des « indigents » exemptés de certaines taxes, on vit longtemps dans sa famille, souvent au-delà de 70 ans.
L’Orne n’est pas un pays de régime autoritaire où l’aîné hérite seul du patrimoine familial. Les écarts de richesse au sein de sa parentèle et ses relations amicales sont faibles.
L’analphabétisme reste très prégnant dans le monde rural auquel appartient Pinagot.
Les sabotiers se marient souvent à des fileuses, remplacées de plus en plus par des gantières qui travaillent pour des marchands qui sont aussi fabricants.
Les « arrangements » (contrats oraux) donnent souvent lieu à des litiges : dans la forêt, les vols de bois – bois de chauffage ou bois d’oeuvre – sont fréquents et les gardes forestiers doivent redoubler de vigilance et d’astuce pour démasquer les coupables.
Si l’Orne a été moins directement touché que d’autres départements de l’Ouest par les guerres de Vendée, les communes ont pâti néanmoins de la guerre civile et des déprédations commises par les chouans et les armées républicaines.
Les deux invasions prussiennes (1815 et 1870-1871) sont restées également dans les mémoires car elles ont donné lieu à des réquisitions de vivres, des pillages de linge et d’argenterie.
Il faut attendre les premières années du Second Empire pour que la mendicité dans le département recule de façon sensible. C’est à cette époque que Louis-François Pinagot peut acquérir une petite maison à deux ouvertures et sortir de la classe des indigents.
Quelles furent les convictions politiques de Pinagot ? Comment sa citoyenneté s’est-elle construite ? Difficile de l’estimer. Avant 1848, date de l’instauration du suffrage universel masculin, il ne peut pas voter comme le font certains membres de sa famille qui paient un cens suffisant pour le faire. Il faut attendre une pétition municipale de 1871 pour qu’Alain Corbin découvre pour la première fois la seule trace manuscrite, une croix malhabile, de la main de Alain-François Pinagot.
Cette présence dense laisse supposer la quotidienneté de micro-déplacements effectués à travers champs, selon les brèches qui se creusent dans les haies profondes. L’entraide, l’échange de services entre parents, amis ou voisins, l’éducation sentimentale alimentent ces courts déplacements qui tissent sur le bocage de subtils réseaux, plus ou moins serrés selon la qualité des relations et la teneur des sentiments.
Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis François Pinagot, Flammarion 1998, p 30
Alain Corbin
Alain Corbin, né en janvier 1936 à Courtomer (Orne), est un historien français spécialiste du XIXe siècle en France. Ses travaux ont considérablement fait avancer l’histoire des sensibilités dont il est un des spécialistes mondiaux.
Il suit des études à l’université de Caen où il a notamment comme professeur Pierre Vidal-Naquet. Professeur à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne, il a travaillé sur l’histoire sociale et l’histoire des représentations. On dit de lui qu’il est « l’historien du sensible », tant il a marqué sa discipline par son approche novatrice sur l’historicité des sens et des sensibilités.
On lui doit plusieurs ouvrages, dont Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 (1998), biographie d’un sabotier inconnu choisi au hasard dans les archives de l’Orne. Ce travail s’inscrit dans le concept de la micro-histoire.
Par ailleurs, il a travaillé sur le désir masculin de prostitution (Les Filles de noce, 1978), l’odorat et l’imaginaire social (Le Miasme et la Jonquille, 1982), l’homme et son rapport au rivage (Le Territoire du vide, 1990), le paysage sonore dans les campagnes françaises du XIXe siècle (Les Cloches de la terre, 1994) et la création des vacances (L’Avènement des loisirs, 1996). Il a aussi publié un livre d’entretiens avec Gilles Heuré (Historien du sensible, 2000). En 2005, ses étudiants lui ont rendu hommage dans un livre collectif qui rend compte de son itinéraire historiographique : Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa (dir.), Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle: études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis, 2006.