Dans un coin du Bocage, les trois mille membres de la « Petite Église » conservent avec fidélité la pratique des rites religieux et des prières de leurs ancêtres vendéens de 1793.
Gardienne d’une certaine forme de liberté, la petite communauté a dû cependant composer avec l’histoire pour survivre au quotidien depuis deux siècles.
Une famille de dissidents livre son témoignage sur ces étonnants chrétiens qui ont refusé le Concordat au siècle dernier.
1793 est vivant en Deux-Sèvres. L’histoire des guerres de Vendée ne s’arrête pas à une série de faits figés dans le temps. Elle continue de submerger la conscience de tout un peuple. La « Petite Eglise », cette survivance si particulière et unique qui persiste dans un coin du Bocage bressuirais, a rarement franchi la rampe du grand public. En filiation directe avec l’insurrection vendéenne de 1793, elle a pris la forme d’un culte né de l’opposition farouche de nombreuses paroisses de cette contrée au Concordat signé entre Napoléon et le pape Pie VII en 1801.
Une croyance enracinée dans l’histoire qui voit aujourd’hui une communauté de trois mille membres, sans prêtre ni évêque, conserver avec fierté les rites et les prières de leurs ancêtres insurgés. Dans la religion et dans le quotidien. Comme autrefois l’abstinence du Carême, le respect des fêtes d’obligation d’avant la Révolution, le chapelet récité en famille sont les signes vivants de cette foi ancestrale perpétuée par les « dissidents » depuis deux siècles. En l’absence de prêtres, le culte est célébré par un responsable laïc, transmis de famille en famille, mais qui a dû composer avec l’histoire pour survivre et conserver son identité. Que penseraient les combattants de la grande armée catholique et royale, ancêtres des dissidents, s’ils savaient que leurs descendants sont devenus les plus fervents défenseurs de l’école laïque, par opposition aux options modernes de l’école catholique ? Qu’avec des idées conservatrices, ils votent pour des candidats « progressistes » ? Parce qu’elle est unique, la Petite Eglise se réfugie derrière un voile de discrétion et de pudeur. C’est qu’elle a souvent été révoltée par le colportage d’informations déroutantes. On lira ainsi parmi les articles de presse parus : « Le pape de la petite église baptise et marie en veste de chasse », ou « Avec les chouans du XXe siècle » Plus que jamais, les dissidents veulent vivre cachés. Pour parler de la Petite Église, la délicatesse doit prendre le pas sur tout le reste sous peine de voir se fermer les portes. « Un drame religieux, écrit l’abbé Bertaud, et la Petite Eglise en est bien un, ne se comprend que du dedans. Si on ne rentre pas dans son esprit, on ne s’arrête qu’au folklore, ou pis encore, on se contente d’appâter la curiosité. » Je me souviens du Bocain qui maladroitement questionna une vieille libraire. Elle se rebiffa énergiquement d’un sec « Laissez-les tranquilles ! » Le Bocain ne savait pas. Il n’était pas vraiment Bocain.
Une paysanne généalogiste
Au cœur de ce paysage typique planté de haies du Bocage, le hameau de La Poture, près de Cirières, abrite un petit groupe de familles. Derrière les murs épais d’une vieille maison vendéenne, le décor rustique d’une cheminée béante qui sommeille. Alerte octogénaire, Reine Billaud égrène ses souvenirs dans son patois aux accents de sincérité. Henriette, sa fille, s’est toujours passionnée pour l’histoire de sa famille. « On ne nous a pas renseignés sur notre passé. On apprend le catéchisme, les prières. Mais depuis que je suis gosse, il y a toujours eu des choses qui m’ont tracassées. Il n’y a pas de livres. L’histoire, c’est la famille, la tradition orale qui nous l’apprennent. Et puis il y a des notes. Qu’est-ce que les gens pouvaient écrire dans le temps ! »
Généalogiste à ses heures, Henriette Billaud s’est lancée depuis longtemps sur les traces de ses ancêtres directs. L’insurrection est ici une histoire de famille. « Je ne savais pas qu’on avait quelqu’un dans les guerres de Vendée. Qu’est-ce que je trouve aux archives ? Une demande de pension, en 1824, de la veuve d’un aïeul. Il avait été tué à Courlay, en 1793. Alors là ! Mon père avait un cousin qui était passé nous voir. Je lui ai raconté l’histoire de cet aïeul lointain tué par les Républicains. Il a sursauté, levé les bras au ciel ! Comme si je n’avais pas dû l’apprendre, quoi. Ce cousin avait vécu en compagnie de sa grand-mère, mon arrière-grand-mère, lequel lui avait raconté ce qui s’était passé. Notre aïeul avait envoyé sa famille se cacher parce que les Bleus étaient signalés par chez nous. Il avait dit alors : « s’ils me prennent, ils me forceront à voler et à tuer. S’ils me tuent, priez pour moi. Et puis pour eux. Car ils en auront grand besoin… «
Retour sur l’histoire. Dans ce Bocage marqué par l’Ancien Régime et par une grande foi collective, les paysans vivent soudés autour d’une culture rurale qui se méfie du pouvoir. Et les guerres de Vendée qui ont ensanglanté cette région en ont fait un bloc encore plus homogène, cimenté durablement par la pratique religieuse. Il faudra attendre le Concordat de 1801 pour que l’unité du pays éclate et que le Bressuirais s’engage résolument dans la dissidence. Jusqu’en 1799, malgré la pacification de 1795, le culte religieux des Vendéens reste interdit. Les prêtres réfractaires – ceux qui ont refusé de prêter serment à la constitution civile du clergé – sont soumis aux rigueurs de l’ancienne loi révolutionnaire. Alors, rejetant bien sûr les prêtres « jureurs », les Vendéens poursuivent leur lutte clandestine. Ils en ont l’expérience depuis 1791. On récite un rosaire, dans l’unité de la messe, dont on sait qu’un prêtre « fidèle » continue de la célébrer en cachette, à quelques dizaines de kilomètres de là. Voici le coup d’Etat du 18 Brumaire. La messe est à nouveau autorisée le dimanche, mais pour les seuls prêtres qui auront prêté un serment intitulé : « Promesse de fidélité à la Constitution de l’An 8 ». C’était ni plus, ni moins, la réédition des lois révolutionnaires honnies dans le Bocage.
« Ils ont changé la religion ! »
On aurait pu penser que les insurgés d’hier allaient refuser ces nouvelles lois rappelant la Terreur. En fait, l’opposition viscérale qui va donner naissance à la Petite Eglise se cristallisera dans cette seule partie du Bocage des Deux-Sèvres. Car les Bocains du Bressuirais dépendent du diocèse de Mgr de Courcy, évêque de La Rochelle – « leur » évêque – qui ordonne à ses ouailles de résister, de refuser toute compromission. C’est un épisode fondamental si l’on veut comprendre la permanence de cette insoumission qui a engendré la Petite Église. Car de l’autre côté de la Sèvre, le reste du département de la Vendée est placé sous l’administration de l’évêque de Luçon. Lequel, soucieux de rétablir le culte, enjoint aux prêtres de se soumettre au serment. « Vous refuserez la promesse, lance l’évêque rochelais à ses prêtres, car les auteurs en sont les régicides, et jamais la religion catholique ne pourra s’allier à la Révolution. » Ces mots feront mouche dans cette partie du Bocage, ni plus ni moins royaliste qu’une autre, mais pour qui la monarchie représente la sauvegarde des libertés les plus sacrées, et la Révolution (ou la République) la persécution religieuse.
Le Concordat de 1801 (publié à Pâques de l’année suivante) n’y changera rien. Si les Bocains sont tout heureux de fêter Pâques librement dans leur église, la première fois depuis douze ans, leur désespoir ressurgit dès la parution des décrets concordataires : les curés constitutionnels sont intégrés dans le clergé ; les acquéreurs des biens de l’Eglise conservent leurs possessions ; la plupart des anciennes fêtes d’obligation sont supprimées ; les curés, enfin, doivent prêter serment devant le Préfet. « Ils ont changé la religion ! » s’écrient les chrétiens du Bocage. Le mot « changement » restera. Depuis 1830, dans cette petite région, on ne dit jamais d’un dissident qu’il se convertit lorsqu’il entre dans la « Grande Eglise » , mais qu’il s ‘est « changé ». Depuis son exil d’Espagne, l’évêque de La Rochelle ordonne de refuser le Concordat. Les curés, qu’on aime et qu’on suit aveuglément, persuadent à leur tour de la justesse de leur position. Et par malheur, l’évêché de Poitiers, auxquels sont désormais rattachés les Bocains, va connaître un grand vide de 1802 à 1819.
Les dissidents vont à l’école publique !
La résistance s’organise à nouveau. Les curés opposants font la sourde oreille. Malgré les condamnations, ils vont continuer à exercer leur culte dans leur église, ou à côté si elle est fermée. L’évêché de Poitiers tentera bien de nommer des prêtres dans la région, mais les candidatures sont rares. On ira même jusqu’à proposer une double solde aux ecclésiastiques nommés en pays dissident, une sorte de « prime de risque ». Les regrets s’accentuent encore avec le retour des Bourbons, qui ne changeront rien aux termes du Concordat. Dans ces conditions, avec la disparition en 1830 des derniers prêtres anti-concordataires – les « bons prêtres » – les dissidents sont acculés à une solution désespérée : ils devront désormais nommer des responsables laïcs. A la Plainelière, gros bourg de la commune de Courlay, berceau de la dissidence, ils poussent l’un d’eux, Philippe Texier, qui appartient à une famille de héros des guerres de Vendée, à prendre la direction spirituelle de la communauté.
Voilà donc cent soixante ans que la Petite Eglise du Bocage est maintenue par les seuls laïcs. Ce n’est pas le moindre paradoxe pour ces opposants devenus irréductibles au nom de la foi : pas d’évêque, pas de prêtre. Pour survivre, la communauté – elle a compté jusqu’à quinze mille membres ! – a dû renforcer sa cohésion pour affronter les multiples tracasseries : l’interdiction, pendant longtemps, d’imprimer des écrits religieux en France, le refus de faire sonner le glas pour leurs fidèles défunts, sans compter les condamnations de la « Grande Eglise » dont le couperet tombe avec régularité. On ne s’y serait pas pris autrement si on avait voulu favoriser la réaction d’une communauté qui allait en s’affirmant de plus en plus. Elle prendra des tournures étonnantes. De 1890 à 1950, à une période où le Bocage vote à droite comme un seul homme, la Petite Église, elle, se radicalise. Là où la population votait traditionnellement à droite, les dissidents glissent dans l’urne des bulletins radicaux, ou radicaux-socialistes, voire socialistes tout court ! Et, comble du paradoxe, dans cette région où foisonnent les écoles catholiques, les rares écoles publiques recrutent les seuls enfants des familles dissidentes.
Pour éviter toute « contamination » pendant des décennies, la communauté va prospérer en vase clos. Les relations d’amitié, les mariages, les transactions d’affaires, les locations de fermes, les loisirs et aussi la discipline collective se vivent « entre soi ». Quelques « changements » sont quand même survenus depuis deux siècles. Les plus spectaculaires ont lieu en 1894 avec le départ de deux responsables de la Petite Eglise, l’un à Courlay et l’autre à Lyon, puis en 1965 où une centaine de dissidents « se changent » après le Concile Vatican II. Ils sont aujourd’hui trois mille à rester fidèles aux convictions et aux rites liturgiques qu’ont défendus leurs ancêtres.
Les granges tiennent lieu de chapelles
Dépourvue de culture sur les détails de la constitution civile du clergé, des guerres de Vendée ou du Concordat, c’est avec son patois théologique que Reine Billaud résume pourquoi, elle aussi, mourra dans la religion de ses pères : « Nous sommes les premiers catholiques. Tous nos prêtres ont été assassinés. Nous sommes restés fidèles aux derniers. » La Petite Eglise s’est ainsi constituée sans théologie, fortement soudée dans sa liturgie par fidélité au combat des ancêtres en faisant sien ce vieil adage catholique : « La prière dit la foi ». La prière ! Elle est omniprésente, elle ponctue la vie quotidienne dans cette petite patrie bocagère.
Si Reine et Henriette ne vont pas à la chapelle, elles prient seules, ou en famille. Les seuls écrits sont ceux des anciens « prêtres opposants », le catéchisme du diocèse de La Rochelle est celui d’avant 1789 et le missel dominical, dit « Eucologue », est sans cesse réédité depuis deux siècles. L’office du dimanche est célébré dans l’une des minuscules chapelles perdues au fin fond du Bocage, et aménagées dans des anciennes fermes ou des simples granges, surtout celle de la Plainelière à Courlay, haut-lieu de la dissidence.
L’office est chanté mi en latin, mi en Français. Il n’y a pas si longtemps, la messe était suivie des Vêpres et marquée par la récitation de trois rosaires. Les fidèles restaient fréquemment, pas moins de quatre heures à l’église. On a un peu abrégé le rituel, l’office ne dure plus que deux heures ! Seul vrai sacrement de la communauté deux-sévrienne, le baptême a lieu dans la chapelle de la Plainelière, suivant l’ancien rite. Mais seuls les mariés et les témoins, à l’exception de toute autre personne, pénètrent dans l’oratoire pour y échanger les consentements. Ensuite seulement, on se rend à la mairie pour le mariage civil. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les dissidents, à cause de leur intransigeance religieuse, refusaient tout mariage civil. Eux, si farouches moralement (on ne connaît aucun cas de divorce depuis deux siècles !) passaient pour des concubins et leurs enfants, inscrits sous le nom de la mère, étaient assimilés à des bâtards. Dans un souci d’éviter des actions violentes, le gouvernement de l’époque se montra compréhensif. C’est pourquoi aujourd’hui encore la Petite Eglise est la seule en France où l’on tolère que le mariage religieux soit célébré avant le mariage civil. Quant aux sépultures, le chapelet y tient une grande place. L’oraison funèbre est un véritable résumé de l’histoire de la communauté : « Seigneur, nous implorons, de façon toute particulière, votre miséricorde pour le repos de l’âme de votre serviteur qui n’a pas eu l’assistance d’un prêtre, non qu’il ne l’ait pas désirée, mais uniquement à cause de sa fidélité à nos anciens pasteurs. »
Aujourd’hui, dans les cimetières de Courlay, Saint-André-sur-Sèvre ou Cirières, on n’inhume jamais un dissident sans avoir au préalable déposé son cercueil sur la tombe d’un des anciens curés réfractaires vénérés par la communauté.
Jusqu’à une période récente, les dissidents célébraient encore toutes les fêtes chômées de l’Ancien Régime (une trentaine). « Il n’y a plus que les paysans qui peuvent les chômer » déplore Reine Billaud. Les bouleversements de la vie économique ont amené d’autres contraintes. Il n’empêche que la Fête-Dieu est toujours célébrée le jeudi même. Ce jour-là, les enfants de douze ans font leur « première communion ». Ils s’y sont préparés pendant trois semaines, en reprenant page par page le catéchisme de leurs ancêtres. L’an passé, ils étaient quatre-vingt enfants à suivre cet apprentissage. Les organes de presse catholique ont longtemps été interdits. Maintenant, la concurrence de l’école, du lycée et de la télévision a assoupli les règles.
« Le propriétaire était communiste »
Les temps ont changé. Aujourd’hui, dans les communes du Bocage, dissidents et catholiques vivent en bonne intelligence. Le respect mutuel a remplacé les anciennes méfiances même si les membres de la Petite Eglise restent sourds à tout partage spirituel, ou à la prière interconfessionnelle. Enfant, Henriette Billaud se souvient avoir essuyé sarcasmes et insultes sur le chemin de l’école du Pin. « On a même reçu des pierres, avec des insultes traduites mot pour mot de génération en génération. Mais il faut dire que maintenant, c’est bien fini. Il y a un curé d’ici qui a bien arrangé les choses. » Isolée sur la petite commune de Cirières, sa famille a subi parfois d’autres affronts. Reine garde en mémoire les conditions dans lesquelles elle a acheté sa ferme : « J’avais en vue une terre d’à côté, à la Boulette. La bonne femme nous l’avait promise. Un jour, j’arrive chez elle. Et qui je vois sortir ? Le curé. J’avais compris que c’était fichu… » Sa maison actuelle, Reine l’a achetée à un propriétaire… communiste. « Des gens bien braves… » dit-elle. Aujourd’hui encore, on raconte que les dissidents refusent d’acheter des terres soupçonnées d’appartenir aux anciens biens de l’Église avant la Révolution !
La vieille femme et sa fille se confient sur leur religion sans aucune restriction, tout en refusant le terme de « dissidence » : « la Petite Eglise nous a surtout appris à être indépendants. » Elles reconnaissent que parfois, elles vont à l’église « plus facilement que les autres vont à la chapelle ». Henriette raconte que sa sœur n’a jamais voulu y mettre les pieds, son père non plus.
« Autrefois, les consignes étaient très dures. Parfois, on venait chercher mon père pour ensevelir les morts. Mais il portait le cercueil seulement jusqu’à l’entrée de l’église. » Aujourd’hui encore, à l’heure de la messe à la Plainelière, les dissidents filtrent avec discrétion l’entrée de la chapelle. Certains, dans un raccourci abrupt de l’histoire, auraient tôt fait d’assimiler les adeptes de la Petite Eglise à des royalistes purs et simples. Avant même qu’on prononce le mot, Henriette sort de ses gonds : « je vous le dis tout de suite : je suis une Républicaine. On est en République et c’est normal qu’on respecte les idées républicaines. Même si au départ, la République s’est montrée sectaire. Je le regrette. »