Point de vue

Visite de la ferme du Bec Hellouin en Normandie

Brut vous emmène faire la visite de la ferme avant-gardiste du Bec-Hellouin en Normandie.

Brut nature FR vous emmène faire la visite de la ferme avant-gardiste du Bec-Hellouin en Normandie.

31/07/2019 08:57mise à jour : 03/04/2020 16:31

C’est l’une des références de l’agriculture durable en France. Brut nature FR vous emmène faire la visite de la ferme avant-gardiste du Bec-Hellouin en Normandie.

La ferme du Bec-Hellouin est une petite ferme normande qui pratique la permaculture et l’écoculture. Elle est composée d’une « mini forêt-jardin ». Une forêt-jardin, c’est un système étagé, comme une forêt naturelle, sauf que quasiment tous les végétaux sont comestibles. On y trouve une canopée, formée de petits arbres fruitiers et taillés pour qu’ils conservent leur petite taille. Il y a aussi une strate intermédiaire de buissons avec par exemple des framboisiers, groseilliers et cassissiers. Et enfin, au sol, se trouvent des plantes aromatiques.

« C’est un système très efficace d’un point de vue énergétique, parce que la lumière est captée un peu à tous les niveaux » explique Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. « Au Bec-Hellouin, on cherche à redevenir des chasseurs-cueilleurs-paysans. C’est-à-dire, on ne laboure pas le sol, on le travaille de moins en moins et comme on a planté des milliers d’arbres et de plantes pérennes, on devient de plus en plus des cueilleurs » ajoute Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin.

La ferme du Bec-Hellouin est conçue sur le modèle d’un système bio-inspiré : « C’est un système qui prend la nature pour modèle » explique Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Et pour Charles Hervé-Gruyer, c’était un bon pari : « Les résultats des trois premières années ont été au-delà de nos espérances en terme de productivité. La forêt-jardin pose beaucoup moins de contraintes que le maraîchage, où il faut vraiment y être 7J/7 en saison. Elle vit sa vie largement, mais elle nous donne une abondance de bonnes choses » assure Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin.

La ferme du Bec-Hellouin cultive également des cultures légumières. Dès les premières années, Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin, découvre que « contre toute attente, travailler entièrement à la main nous permettait de gagner beaucoup en productivité ». Charles Hervé-Gruyer, assure produire autant, en terme de productivité horaire, que ses confrères qui utilisent des tracteurs.

Une étude, menée dans la ferme du Bec-Hellouin par l’INRA et AgroParisTech, a montré qu’ « en travaillant complètement à la main, avec des outils très simples, on produisait 55 euros de légumes par m2 cultivé » assure Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Comme les cultures prennent moins de place, Charles Hervé-Gruyer a pu planter de nombreux arbres tout autour de la ferme du Bec-Hellouin : « On a planté des milliers et des milliers d’arbres. Et pour nous, ce sont les arbres qui vont sauver la planète, du coup on est plus des arboriculteurs que des maraîchers » assure Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin.

Dans les serres, des mini-jardins créoles ont été plantés, avec des figuiers, des agrumes, et des plantes aromatiques, des fleurs qui attirent les pollinisateurs ainsi que des mares qui permettent de créer un microclimat et d’assurer la présence de pollinisateurs. « On pratique également beaucoup d’associations de cultures » ajoute Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Les différents végétaux se protègent mutuellement et s’entraident.

Divers animaux vivent également à la ferme du Bec-Hellouin. Le poulailler est « une sorte de centrale de compostage des déchets organiques de la serre in situ » raconte Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Lorsqu’ils taillent ou désherbent, ils donnent ces déchets végétaux aux poules qui en font « un super compost ». On trouve aussi une jument de trait, pour remplacer le travail moderne des moissonneuses-batteuses.

« On s’aperçoit que plus on complexifie, plus on se facilite la vie. Et ça, c’est une des grandes leçons que la nature nous donne : la nature va toujours vers des systèmes plus complexes et l’agriculture moderne, elle fait exactement l’inverse. (…) Nous, on cherche à associer étroitement les arbres, les animaux, les plantes cultivées et cette complexité permet aux services écosystémiques de s’exprimer et on intervient de moins en moins » décrit Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Plus besoin donc de fertiliser les sols par exemple. La ferme du Bec-Hellouin s’efforce aussi d’utiliser le moins de matériel fonctionnant au pétrole possible.

À la ferme du Bec-Hellouin, il y a également 25 mares dont un étang. « C’est pour nous un peu un lieu de ressourcement et pour notre équipe aussi et nos stagiaires. Parce que je dirais qu’une ferme comme ça, c’est beaucoup plus qu’un outil de production » explique Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Pour Charles Hervé-Gruyer, la ferme du Bec-Hellouin est avant tout un lieu de reconnexion à la nature, une véritable oasis de biodiversité.

« Tous les jours, on est émerveillés par ce spectacle de la vie qui se déploie et on a l’impression du coup que notre petite vie trouve un sens, c’est-à-dire qu’on peut contribuer à faire du bien à la planète. Ce type de ferme produit de la nourriture, elle produit du lien social, elle produit de la joie, elle produit des connaissances et elle produit aussi du sens quelque part » conclut Charles Hervé-Gruyer, cofondateur de la ferme du Bec-Hellouin. Il aimerait que leur ferme donne « à des milliers de gens l’envie de créer leur propre lieu (…) partout, il y aura des fermes, des jardins, des forêts-jardins et par petits points, par petites touches, on va peut-être arriver à guérir la Terre. C’est mon rêve » lance Charles Hervé-Gruyer.

La ferme du Bec Hellouin, un modèle au niveau mondial

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Bruno Latour : “L’écologie, c’est LA question existentielle de notre temps”

TELERAMA Weronika Zarachowicz Publié le 23/01/22

Bruno Latour, philosophe : “Tant que les écologistes continueront à chérir leur marginalité, ils seront incapables de définir la politique à leur manière.”
ROBERT jean-francois / jean-francois robert

Bruno Latour, philosophe : “Tant que les écologistes continueront à chérir leur marginalité, ils seront incapables de définir la politique à leur manière.”

L’écologie, nouvelle lutte des classes ? Pour le philosophe, il est temps de sortir de la logique productiviste. Et temps pour les écologistes d’oser, enfin, prendre le pouvoir.

Quel est le point commun entre le méga succès de Netflix Don’t Look Up : Déni cosmique, fable décapante sur une société inconsciente du désastre climatique qui la menace… et le dernier essai de Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, souvent présenté comme l’un des penseurs les plus lus et les plus cités à travers le monde ? « On fait le même boulot, on tente de mobiliser contre la catastrophe. Même si je ne prétends pas être aussi efficace que Leonardo DiCaprio pour travailler les esprits et les affects… » Son Mémo sur la nouvelle classe écologique, coécrit avec le doctorant en sociologie Nikolaj Schultz, annonce en tout cas la couleur : l’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes ; et pour gagner la bataille, il est urgent de « faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même », comme l’énonce le sous-titre. Un texte incisif, percutant, en soixante-seize points « à discuter et annoter » et qui arrive à point pour la campagne présidentielle.

Cela fait un peu peur, écrivez-vous, de réutiliser le terme de « classe ». Pourquoi l’avoir choisi ? 
Même si la notion de classe a été utilisée par d’autres que Marx, par exemple le sociologue Norbert Elias, elle reste très connotée et charrie beaucoup de confusions. C’est faire allusion à une tradition associée au marxisme et à tout un ensemble de luttes et de violences du xxe siècle. Vous êtes avec qui, et contre qui ? Voilà la question politique fondamentale qu’a proposée la lutte des classes, pour décrire comment les gens se répartissent entre leurs alliés et leurs adversaires. Utiliser ce terme permet d’établir une continuité avec des imaginaires politiques. Mais nous sommes dans une autre configuration historique, et la lutte des classes, qui a tout organisé autour de la production et de la répartition de ses fruits, a oublié les limites des conditions matérielles de la planète. Il faut donc faire « dériver » ce mot, comme pas mal d’autres…

“Ce changement d’horizon est un renversement violent, et non une « transition ». Il est articulé autour d’un point central : le maintien des conditions d’« habitabilité » de la planète.”

Par exemple ? 
Écologie ! Ce n’est pas un enjeu ou un domaine parmi d’autres, tels l’économie ou le social. C’est LA question existentielle de notre temps, qui porte sur l’ensemble de ce qui fait le collectif humain, des éléments économiques, spirituels, artistiques, affectifs qui constituent la vie. Et ce changement d’horizon est un renversement violent, et non une « transition ». Il est articulé autour d’un point central : le maintien des conditions d’« habitabilité » de la planète. Autrement dit, peut-on encore vivre dans un monde habitable, alors que nous modifions la composition de l’atmosphère et que nous comprenons enfin que nous vivons entremêlés à toutes sortes d’autres vivants ? Qu’est-ce que cela change pour notre conception du progrès ? De la modernité ? Et comment maintenir un idéal de liberté quand on doit apprendre à dépendre ? On voit avec le Covid que c’est compliqué de dépendre des virus des uns et des autres — ce qu’on savait pourtant depuis un moment. Mais dépendre de l’oxygène, du sable, du lithium, des abeilles, etc. : comment faire ? La liberté, l’émancipation, valeurs mobilisatrices par excellence, sont remises en cause, et ce serait bien si on avait un autre terme qu’écologie pour parler de cela. Malheureusement, il n’y en a pas. Il faut faire avec les mots qu’on a.

Et avec une écologie politique qui peine à convaincre…
Nous n’avons toujours pas le niveau de discussion nécessaire pour une vie politique orientée par l’écologie ou ce que j’appelle « la condition terrestre » : quel genre de société voulons-nous, sur quel genre de Terre ? Bien sûr, d’innombrables activistes, scientifiques, chercheurs, artistes, paysans, jardiniers empoignent ces questions. Mais ce n’est pas rassemblé dans un grand ensemble cohérent. Depuis ses débuts, le socialisme a travaillé toutes les questions que nous listons dans le Mémo, pour transformer les esprits, les affects, les paysages, les arts… Ce travail, tant idéologique que juridique ou culturel, n’est pas fait par les partis écologistes, qui vivent sur un répertoire très important de pratiques, sans pour autant définir leur système de valeurs, leur vision du monde. Or dans la lutte politique, c’est très embêtant de ne pas avoir la maîtrise de l’idéologie.

Bruno Latour : “Le film ‘Don’t Look up' me fait penser au ‘Docteur Folamour', de Kubrick. Mais quand je l’ai vu en 1964, on riait, même si on riait jaune.”
Jean-Francois Robert/Modds

Bruno Latour : “Le film ‘Don’t Look up’ me fait penser au ‘Docteur Folamour’, de Kubrick. Mais quand je l’ai vu en 1964, on riait, même si on riait jaune.”

Il faut du temps pour cela, et les partis écolos sont très récents…
C’est tout le tragique de la situation actuelle : nous manquons cruellement de temps, tout en ayant besoin comme jamais de ce travail de réflexion. Son absence explique, en partie, l’indifférence inquiète et embarrassée dans laquelle beaucoup de gens sont coincés. L’immense majorité a beau avoir compris que le monde a changé — la prise de conscience depuis cinq ans est fulgurante —, elle ne sait pas comment traduire son angoisse et sa culpabilité en mobilisation.

”La politique arrive toujours après.”

Parce que ce n’est toujours pas une question politique ?
La politique arrive toujours après ; c’est la mise en forme d’une longue série de transformations — affectives, esthétiques, juridiques, existentielles… —, d’une lutte acharnée des idées. Pour inventer le libéralisme, pour construire cette fiction de l’individu calculateur et autonome, pour embarquer les classes anciennes dans le développement de la production et faire miroiter ces promesses de liberté, de développement infini, il a fallu trois siècles de travail des penseurs, des idéologues, des artistes ! Il suffit de voir la
façon dont la littérature ou la peinture ont accompagné l’invention du libéralisme, ou le monopole que la gauche exerce dans la culture, pour comprendre combien l’écologie manque de ressources. C’est comme si, puisqu’ils s’occupent de la nature, les écolos pouvaient délaisser la culture… Pourtant il va bien falloir travailler les affects sur toutes ces idées de prospérité, de dépendance, d’habitabilité, et c’est une sacrée bataille culturelle !

Vous dites aussi que la nouvelle classe écologique n’est pas assez fière d’elle-même ?
« Fierté », c’est un terme qu’introduit Norbert Elias pour expliquer comment la bourgeoisie s’est mise à la place de l’aristocratie. Ne pas se sentir dépendante des positions politiques qui ont été établies par les autres, cela fait partie du dispositif. Je passe pas mal de temps à regarder les films des meetings de Georges Marchais, François Mitterrand ou François Hollande : il y a une unité, évidemment de projet, mais il y a aussi un très fort sentiment de fierté, celui d’être dans « le sens de l’Histoire », comme on disait. Les partis écolos sont récents, mais il est temps qu’ils deviennent adultes et clament fièrement : voilà le nouveau sens de l’Histoire !

“Définir ses ennemis, c’est essentiel.”

Pourquoi l’écologie politique ne s’assume-t-elle pas ?
Cela s’explique en grande partie par le fait que l’écologie est née dans les marges, depuis la fin de la guerre, avec des penseurs et des précurseurs qui ont décidé de « sortir du système », comme on dit… Aujourd’hui, ces marginaux sont devenus centraux parce qu’ils ont pointé du doigt LA question pour la survie de tous. Ce changement est très compliqué pour des gens qui se voient toujours comme marginaux et qui, brusquement, s’aperçoivent qu’ils peuvent devenir la majorité et doivent répondre à de nouvelles questions : que fait-on de la conquête du pouvoir ? Qu’est-ce qu’un État de l’écologisation, tout comme il y a eu un État de la reconstruction, un État de la modernisation, un État (très secoué) de la globalisation ? Et qu’est-ce qu’une Europe écologique ? Tant que les écologistes continueront à chérir leur marginalité, ils seront incapables de définir la politique à leur manière et de repérer l’ensemble des alliés mais aussi des adversaires. Car définir ses ennemis, c’est essentiel.

Justement, on vous reproche de « pleurnicher le vivant », pour reprendre les termes de l’économiste Frédéric Lordon, et de ne pas désigner les responsables…
La prolifération de réflexions sur la nature est souvent dépolitisée, je suis d’accord. Mais on connaît parfaitement les deux cents méchants charbonniers-pétroliers ! La clarification est publique : de plus en plus d’institutions refusent de financer les énergies fossiles ; la responsabilité des plus riches dans le changement climatique est amplement documentée (lire le Rapport sur les inégalités mondiales 2022, codirigé par Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman) ; on a plein de propositions efficaces d’impôts sur l’usage du CO2, sur la fortune des multimilliardaires. Le défi n’est plus de désigner mais de rassembler des gens décidés à en tirer les conséquences concrètes. Or le pétrole, c’est aussi nos voitures, nos pulls en polyester, nos steaks saignants… Nous sommes victimes et complices, à différentes échelles. Si un parti écologique était élu à la présidentielle, quelles populations suivraient des mesures, forcément difficiles, à même d’attaquer sérieusement ces charbonniers-pétroliers ? Il faut des gens derrière.

”Quittons les batailles et la sociologie du xxsiècle !”

Pour la première fois, vous dites clairement que l’écologie est de gauche. Est-elle anticapitaliste ? 
Je veux bien parler d’« anticapitalisme », mais cela ne clarifie pas beaucoup les choses, d’autant que Marx n’utilise jamais le terme de capitalisme — il parle de « capitalistes ». Et surtout, nous ne sommes plus dans la même histoire. Quittons les batailles et la sociologie du xxsiècle ! Aujourd’hui, il s’agit de comprendre que la production seule ne définit plus notre horizon, et que notre obsession pour la production destructrice… nous détruit. Ce que l’on ne capture pas avec la notion de « capitalisme », c’est que la bataille porte sur l’économie : non pas la discipline économique, qui sert à faire des comptes, mais celle avec un grand E, cette idéologie qui conçoit les relations humaines uniquement en termes de ressources et nous vend la croissance comme seul moyen de prospérer. Voilà pourquoi cette bataille s’inscrit dans l’histoire de la gauche émancipatrice, au sens de Karl Polanyi : le véritable défi, c’est la résistance à l’économisation, par tous les moyens. Le monde n’est pas fait de relations économiques !

“La gauche a tout perdu, il faut se réarmer autrement.”

Mais comment se « déséconomiser » ?
Refaire une société est ce qu’il y a de plus compliqué, surtout quand elle a été défaite par ces forces puissantes qu’on appelle « néolibérales ». La gauche a tout perdu, il faut se réarmer autrement et poser en termes de valeurs des questions qui sont posées en termes d’économie. On le voit avec la crise de l’hôpital, de l’enseignement : ces sujets ne sont pas valorisés parce que la question de la valeur n’est pas considérée comme prioritaire. Pourquoi ne paierait-on pas mieux les professeurs, les infirmières ? Pourquoi l’hôpital est vu comme une dépense et pas un bien commun ? Qu’est-ce qui est important ? C’est quoi, la prospérité ? Le merveilleux livre de David Graeber et David Wengrow Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité montre que des tas de sociétés se sont organisées en dehors de toute économisation. L’intérêt de cet effroyable Covid, c’est qu’il nous fait considérer les choses différemment et nous questionner : qu’est-ce qu’une vie bonne ? Le phénomène de « la grande démission » — ces millions d’ouvriers et d’employés qui quittent leur travail et n’en cherchent plus, depuis le début de la pandémie, aux États-Unis et ailleurs — est quand même drôlement intéressant. Bref, l’histoire n’est pas finie. En plus, tout le monde a vu Don’t Look Up sur Netflix, et a pris un coup sur la tête…

“Don’t Look Up” sur Netflix, quand le cinéma alerte sur l’état de la planète

C’est votre cas ? 
J’ai d’abord trouvé le film caricatural, et la métaphore de la comète qui s’écrase contre la Terre, mal choisie : pour parler du réchauffement, pourquoi faut-il parler d’autre chose que du réchauffement ? Le changement climatique n’est pas un ennemi extérieur, c’est quelque chose de très intime, qui est inséré partout et qui est déjà en marche ! Mais après une longue discussion avec mon fils, je l’ai revu et j’ai changé d’avis. Le film m’a fait penser au Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, où il est aussi question d’une catastrophe annoncée — un holocauste nucléaire. Mais quand je l’ai vu en 1964, on riait, même si on riait jaune. Rien à voir avec Don’t Look Up. Comme l’a parfaitement résumé une serveuse de restaurant avec laquelle j’ai discuté du film : « Si ça se trouve, c’est ce qui va se passer bientôt. » Et personne ne trouve ça drôle. Adam McKay a capté le sérieux de la situation, qui fait que le film est profondément perturbant et, en ce sens, très efficace. Beaucoup de climatologues, d’ailleurs, se sentent soulagés, et disent : c’est moi, c’est nous, c’est ce qui nous arrive.

“Elon Musk, Jeff Bezos, Richard Branson nous envoient ce simple message : la planète va mal, on se tire, démerdez-vous !”

Un anéantissement général de l’espèce humaine ? 
Sauf que le meilleur personnage du film, l’hypercapitaliste complètement dans l’esprit du temps, affreux mélange d’infantilisme, d’imaginaire technique et d’arrogance totale, s’en sort. Il organise sa fuite. Comme, aujourd’hui, Elon Musk, Jeff Bezos et les autres clowns richissimes et narcissiques qui s’offrent des virées dans l’espace. On est loin de John Glenn et Youri Gagarine : pour nous, les garçons blancs des années 1960 — je ne sais pas s’ils ont fait le même effet aux filles —, ils étaient des pionniers de l’évolution humaine. Glenn et Gagarine avaient des sourires de fierté, pleins de la confiance d’avoir derrière eux une civilisation. Les sourires, ou plutôt les rictus de tous ces cinglés d’Elon Musk, de Jeff Bezos ou de Richard Branson, nous envoient un tout autre message : la planète va mal, on se tire, démerdez-vous !

Alors, tout est foutu ?
Ce n’est pas mon boulot d’être catastrophiste. Notre livre est honnête, puisque nous disons : voilà soixante-seize grosses difficultés, n’espérez pas y échapper. Mais ça ne veut pas dire que la situation ne peut pas changer. C’est même le contraire, si ces questions sont enfin prises au sérieux, comme ont été pris au sérieux, pendant les périodes libérale et socialiste, des tas de problèmes métaphysiques, économiques, culturels. Bien sûr, le temps presse. Mais en attendant, les mouvements d’extrême droite avancent, ceux qu’on appelle poliment les « illibéraux » et qui sont en fait néofascistes 1 : ils trouvent les termes qui suscitent des affects d’adhésion, qui mobilisent autour de visions archaïques et irréalistes du territoire, de peuples fermés sur eux-mêmes… Dire que nous n’avons plus le temps de réfléchir, c’est leur laisser toute la place.

1 Appellant à une régénération sociétale et culturelle par l’invocation d’un âge d’or, la restauration de valeurs et de hiérarchies archaïques, le retour au droit naturel, le nationalisme, un autoritarisme revendiqué aux dépens de l’Etat de droit, etc.

BRUNO LATOUR EN QUELQUES DATES
1947 
Naissance à Beaune.
1972 Agrégation de philosophie.
1991 Parution de Nous n’avons jamais été modernes.
2006-2017 Professeur à Sciences po, à la tête du Médialab et du programme d’expérimentation en arts et politique (Speap).
2013 Prix Holberg pour ses travaux sur la modernité.
2015 Parution de Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique.

À lire 
Mémo sur la nouvelle classe écologique, de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, éd. Les Empêcheurs de tourner en rond, 96 p., 14 €.

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